Ronald Greagh – Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique : les origines, 1826-1886,

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L’histoire américaine, conflictuelle ou consensuelle, a longtemps ignoré l’autre côté de la scène. Il n’est pas mauvais qu’il soit mis à nu par un historien de ce côté-ci de l’Atlantique, dans un de ses aspects essentiels, l’anarchisme. Déjà connu pour plusieurs ouvrages sur ce thème, Histoire de l’anarchisme aux Etats-Unis (Grenoble, 1981) et Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux Etats-Unis (Paris, 1983), Ronald Creagh publie le texte intégral de sa thèse soutenue en Sorbonne il y a quelques années, avec notes, annexes, bibliographie et index. Qu’est-ce que l’anarchisme ? L’auteur s’attache à le définir par rapport à des concepts voisins, tels que libertarisme, communisme, antiétatisme, toutes manifestations du rejet de l’autorité. Il limite son étude au XIXe siècle, la terminant avec l’épisode tragique de Haymarket Square en 1886, qui marque une rupture brutale dans le déroulement de l’anarchisme américain.

L’intérêt de cette thèse est dans la liaison étroite entre les hommes et leurs idées. Si le lecteur y trouve un exposé des idées anarchistes, il est inséparable de ceux qui les ont exprimées et des mouvements auxquels ils ont été mêlés. Certes, les Etats-Unis présentaient un terrain favorable pour le développement des idées anarchistes en raison de leur devenir historique, de leur fédéralisme qui donne une extrême autonomie aux communautés locales, des traditions religieuses fondées sur le libre abritre et la coexistence des actes. D’où l’établissement, dès la première moitié du XIXe siècle, de colonies utopiques, de phalanstères, associés aux noms de Cabet et de Fourier, avec des fortunes diverses, et rarement heureuses. Une tradition anarchiste américaine s’implante dès le milieu du XIXe siècle avec Lysander Spooner, l’un des pionniers, peu connus, de l’anti- esclavagiste, et Josiah Warren, le véritable pionnier de la philosophie anarchique. Le relais se fait ensuite par des immigrants européens, essentiellement allemands et français, au lendemain des révolutions de 1848. Il en résulte une implantation d’organisations anarchistes sur le sol américain, sous la forme, entre autres, de l’Association Internationale des Travailleurs, à l’existence éphémère, car elle ne réussit à canaliser ni les tendances anarchistes ni les tendances socialistes. C’est dans d’autres directions que s’oriente le mouvement anarchiste aux Etats-Unis, vers l’anarchisme individualiste avec Benjamin R. Tucker, le rédacteur de Liberty, principal organe libertaire publié de 1881 à 1892, et vers des formes plus révolutionnaires avec l’immigrant allemand Hohann Most, plus radical dans sa déclaration de Pittsburgh (1883) qui rallie les extrémistes. Socialisme révolutionnaire ou communisme anarchique ? Il est difficile de faire un choix, mais les années 80 sont celles d’un anarchisme violent, qui débouche sur l’épisode terroriste de Haymarket. Provocation policière et coup monté pour décapiter le mouvement anarchiste, la chose ne paraît plus faire de doute, et Creagh apporte de nombreux arguments en faveur d’une pareille interprétation. En même temps, le mouvement affronte une véritable crise d’identité qui le laisse désemparé dans cette fin de siècle. Certains sympathisants sont tentés par les Chevaliers du Travail, d’autres par la naissante American Federation of Labor, en attendant les International Workers of the World où ils se trouvent plus à l’aise. Parvenu à ce point, l’anarchisme américain n’a pu progresser que grâce à des apports extérieurs, une véritable transfusion alimentée par l’immigration de Juifs, de Russes, d’Italiens, de Français, eux-mêmes à l’avant-garde des mouvements révolutionnaires européens. Cette nouvelle page, elle reste encore à écrire, et il faut souhaiter que Ronald Greagh fasse preuve de la même maîtrise qu’il a déployée pour l’anarchisme du XIXe siècle.

Tel qu’il est, cet ouvrage est une contribution de premier ordre à l’histoire de l’underground, et fait honneur aux historiens français des Etats-Unis.

Université Panthéon – Sorbonne. Claude Fohlen.