CHIKH (Slimane) : L’Algérie en armes ou le temps des certitudes. – Paris, Economica, 1981. -24 cm, 510 p.
Je suis sans aucun doute parmi les spécialistes de l’histoire de l’Algérie l’un des auteurs les plus mal placés pour rendre un juste compte de cet excellent livre. Il se trouve en effet que, vu mon ignorance des arcanes de la science politique américaine, je n’arrive pas toujours à mesurer l’importance scientifique des nombreux travaux de politologie qui s’en inspirent. J’ose même avouer qu’il m ‘apparaît souvent que les analyses politico-historiques arrivent à rendre plus clairement ce que la science politique d’inspiration américaine affirme de manière abstraite, compliquée et dogmatique. Péché avoué est à demi pardonné…
Or l’ouvrage de M. Slimane Chikh est issu directement d’une savante thèse de doctorat d’Etat en science politique, seulement allégée des développements méthodologiques. J’ai donc grand peur de n’en pouvoir saisir tous les mérites au plan de la politologie 11 se trouve pourtant que l’auteur, bien que volontairement enfermé dans des grilles d’interprétation de la political science, a su se tenir près du concret et de la du réel. Par là, la recherche politologique de l’auteur, encore qu’encombrée à nos yeux de profane d’un vocabulaire scolastique plus pesant qu’éclairant, reste accessible à l’honnête homme.
On peut donc lire cet ouvrage comme une tentative d’explication de la guerre de l’Algérie et de l’action du Front de libération nationale. Mais le lecteur français y trouvera aussi, à son grand étonnement, toute une étude des attitudes politiques pendant la guerre, une étude relativement objective et parfois perspicace qui nous est donnée de surcroît.
L’auteur a une connaissance exhaustive des travaux publiés en langues française et anglaise, ce dont témoigne la richesse foisonnante de ses notes. En revanche, par un parti pris compréhensible de la part d’un excellent arabisant, M. Slimane Chikh a, semble-t-il, décidé de ne pas recourir aux écrits en langue arabe. Certes, le F.L.N. écrivait en français, mais le combat nationaliste antérieur et la propagande de guerre ont été menés pour en langue arabe et au nom de valeurs d’appartenance islamique. Une étude de caractère historique n’aurait pu se dispenser de souligner le rôle essentiel des motivations proprement musulmanes dans le combat libérateur. La paysannerie algérienne qui a fourni la grande majorité des moudjahidines ne combattit ni pour le socialisme, ni contre l’impérialisme, mais contre l’envahisseur chrétien, contre le Français assimilationniste et pour le retour à l’authentique (c’est-à-dire à la tradition musulmane) et à la dignité d’hommes libres.
M. Slimane Chikh, qui ne l’ignore pas, est plus intéressé cependant par l’aspect du combat et du projet révolutionnaire, par l’analyse des conflits de légitimité entre les diverses instances du pouvoir révolutionnaire. Il insiste à juste titre sur l’importance capitale de l’aspect international du conflit. Dans l’évolution de la lutte de libération il montre que la seule courbe continuellement ascendante est celle de l’action C’est par elle que le F.L.N. a finalement triomphé.
L’ouvrage qui est écrit, répétons-le, dans une perspective politologique, recherche surtout dans l’histoire du F.L.N. les plans qui peuvent être éclairés à la lumière des réalisations de la phase d’édification nationale, celle qui a succédé à la phase de lutte armée. C’est ce processus de recherche qui gêne le plus l’historien pour qui le passé n’a pas à être expliqué par le présent. Mais l’historien le plus traditionaliste ne peut manquer d’être sensible à l’esprit critique de l’auteur, qui introduit avec mesure ce que l’on pourrait appeler une approche
révisionniste de l’histoire officielle de la Révolution algérienne. On remarquera le sous-titre du livre, Le temps des certitudes. Serait-ce à dire que pour l’auteur ce temps doit prendre fin ? On croit le comprendre à diverses notations : par exemple, l’auteur rapporte le point de vue officiel sur le massacre de Melouza «commis par l’armée française» ( ?) tout en laissant entendre qu’une enquête plus systématique s’imposerait. On eut aimé certes que Slimane Chikh pût aller plus loin, mais sa démarche de 1975 était en soi un signe d’espoir. Et son introduction qui, elle, date de 1981 est tout à fait encourageante : «II s’agit de dépasser le niveau idéologique de l’histoire justificatrice pour arriver au niveau de l’histoire critique qui a moins le souci de l’auto-justification que celui de l’auto-critique.» A cette remarque nous reconnaissons avec certitude que le temps de l’histoire scientifique est arrivé.
Charles-Robert AGERON (Univ. de Paris XII)